Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Elle s'appelait Marie- Chapitre 4

Publié le par Marie Célanie

CHAPITRE 4

Assise devant la vieille coiffeuse un peu bancale, Thérèse avait défait son chignon et tressait ses longs cheveux pour la nuit. Malgré la lumière insuffisante, elle constatait, songeuse, la progression des cheveux blancs. Elle soupira en terminant sa tresse.

Jean, déjà couché, l’observait, de toute la tendresse de ses yeux myopes. Il avait posé ses besicles sur la table de nuit, près du bougeoir et des allumettes, placés là en cas de panne.

Sur le mur, au-dessus du lit, un bouquet de laurier séchait depuis le dimanche des Rameaux de l’année passée, accroché au crucifix. Face à lui, la photo encadrée de leur mariage. Il avait tenu à ce qu’on les photographie seuls, Thérèse et lui. Les photos de la noce étaient collées dans un album.

Il sourit derrière sa moustache :

« Quelque chose ne va pas ? »

« Evidemment quelque chose ne va pas ! Ça te plaît peut-être à toi, cette histoire ? Ça te plaît que ton frère et sa femme en parlent comme ça, pendant le repas, devant Marie, sans nous en avoir parlé avant ? Ça te plaît ça ? »

« Calme-toi, Thérèse, et viens là, près de moi »

« Non, je ne me calme pas et ça changera quoi que je vienne près de toi ? Tu peux me le dire ? »

Elle vint pourtant, s’allonger à ses côtés, à moitié calmée déjà par sa présence.

« C’est vrai qu’ils nous forcent un peu la main, là. Mais on va en reparler, on a du temps, et puis, on en parlera avec Marie, tu penses bien. »

« Je ne sais pas quoi penser, vois-tu. C’est une offre généreuse de leur part, c’est certain. Mais la laisser partir si loin, si jeune, et seule… ça me déplaît »

« Elle n’est pas si jeune, Thérèse, elle a 16 ans. Et ce n’est pas si loin, à peine 40km, il y a le train et les cars. Et elle ne sera pas seule, Vincent et Anna seront là, et ils aiment nos enfants comme si ils étaient les leurs ».

« Oui, ils les aiment comme des poupées, pour leur faire des cadeaux, les embrasser, les faire rire. Mais s’occuper d’une gamine de cet âge-là, c’est délicat ! Il peut arriver tant de choses ! Et ce travail ! C’est fatigant ! J’ai observé Amélie comme elle se démène du matin au soir. Est-ce que c’est bon pour Marie, ça ? »

« Thérèse, elle doit grandir. C’est la vie, c’est notre vie : travailler et travailler dur. Tu es si malheureuse, toi ? »

« Mais nous, on travaille pour nous. Et j’aime cette vie. Mais être domestique dans un hôtel … »

« Mais, que veux-tu qu’elle fasse ? Elle peut épouser un paysan et vivre comme nous, ou bien partir à Paris, comme ma sœur, domestique chez des bourgeois, ou ça. Ce n’est pas la couture et le tricot qu’elle apprend au Cours Complémentaire, et mal en plus, qui la feront vivre, tu le sais »

« Je sais bien. Mais je ne m’y attendais pas.. »

« Allez, viens, on en reparlera tranquillement. Moi, j’aurais tendance à lui faire confiance, à Marie. Elle a la tête sur les épaules, elle est solide. Dormons, maintenant, ma douce. »

Elle lui sourit, un de ses sourires si rares, et se blottit dans ses bras.

De l’autre côté de la cloison, Anna regardait Vincent s’étirer sur le lit. Sur le mur, un autre bouquet de laurier finissait de sécher, accroché à un crucifix, et, en face, les portraits du grand-père et de la grand-mère, ses beaux-parents. Sévères.

« Tu crois qu’on a bien fait ? »

« Bien fait quoi, Anna ? »

« De leur parler pendant le repas. On aurait peut-être dû attendre. Thérèse me regardait de son œil noir. Elle me faisait peur ; j’ai cru qu’elle allait me sauter dessus. »

« Oh ! Tu la connais, la Thérèse ! Même le jour de son mariage, elle faisait la tête. Tu l’as déjà vue sourire ? Ou rire ? Quelquefois je plains mon frère, lui qui a toujours la blague à la bouche. Epouser ce dragon en jupons ! »

« Tu exagères toujours. Elle est très serviable, et efficace. Et les petits sont magnifiques. Et bien élevés. Regarde Pierre, il va passer son bachot, ce n’est pas rien, tout de même. Et Mélanie, quel amour cette petite ! »

« En attendant, ils ne nous ont pas répondu. Tu as peut-être raison. On aurait peut-être dû s’y prendre autrement. Bon, on verra demain. Tu viens te coucher, à la fin ? Je suis vanné. »

Anna éteignit la lumière et vint rejoindre son mari qui ronflait déjà. Mais le sommeil fut long à venir.

A l’étage, les enfants aussi se préparaient au coucher. Les filles tressaient leurs cheveux pour la nuit. Mélanie réclamait un câlin, un bisou, une chanson. Elle finit par s’écrouler de fatigue tout contre Madeleine qui dormait déjà.

Pendant ce temps, Antoine mettait la patience de ses frères à rude épreuve. Quand ils en eurent assez de le voir sauter et de l’entendre jacasser, Joseph se leva de toute sa taille

« Alors, maintenant, tu te couches et tu te tais ou bien je te flanque une dérouillée »

« Je le dirai à maman »

« Eh va le dire au Pape si tu veux ! Mais tais-toi qu’on dorme, moustique ! »

« Eh le grand, méfie-toi, les moustiques, ça pique ! »

Enfoui sous l’édredon, il s’étouffait de rire et de rage. Personne ne le respectait dans cette famille ! Ils verraient, quand il serait grand ! Ils verraient ! Il ronchonna jusqu’à ce qu’il s’endorme.

« T’en  penses quoi, toi ? »

« De quoi ? »

« Mais de Marie ! Enfin ! Sors de ton foutu bouquin. De Marie, de l’oncle, de la tante, l’hôtel, tout ça quoi ! »

Joseph aimait aller droit au but et ne se perdait pas en digressions.

« Alors, t’en penses quoi ? »

« Je ne sais pas trop. C’est peut-être une chance pour elle. Mais si elle part, elle va me manquer, ma petite sœur. Et puis, ça veut dire qu’après ce sera notre tour de partir »

« Parle pour toi. Moi je reste ici. A la ferme »

« On en a déjà parlé. Je sais,»

« Toi oui. Pas les parents »

Sur ce, ils éteignirent la lumière et tâchèrent de dormir.

Dans la chambre des filles, la lumière éteinte, Marie ne dormait pas. Elle entendait la respiration calme de ses petites sœurs. Un hibou, ou une chouette hurlait dehors. La lune avait dû se lever.

Elle restait immobile. Les mains croisées sur l’édredon.

Elle allait devoir choisir. Car elle en était persuadée, c’est elle qui aurait le dernier mot. Quand les parents auraient tourné cette offre dans tous les sens, qu’ils en auraient évalué tous les aspects, alors, on lui demanderait de choisir.

Elle voulait partir. La vie, la vraie, palpitait là, quelque part, ailleurs.

Oui, mais. Elle voulait rester. Avec les siens. Elle voulait continuer à rêver en regardant les nuages, écouter les bruits de la nuit, la maison qui craquait.

Abandonner cela pour vider des pots de chambre….

Oui, mais, elle gagnerait de l’argent. Si faible que soit son salaire, il serait le bienvenu. Evidemment qu’elle ne le garderait pas. Elle le donnerait à sa mère qui lui en laisserait une partie. Oui, c’était à considérer. La famille manquait souvent d’argent, son salaire tomberait à pic..

Et devant cet avenir qui s’ouvrait à elle, elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver une crainte sourde, comme si un gouffre s’ouvrait sous ses pas.

©Marie Célanie

Commenter cet article